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La statuette de marbre tomba avec fracas sur le sol boisé et se brisa en mille et un éclats. Débris d’un art, débris d’une vie. Sur le parquet gisait un corps à l’abdomen creux et rigide, l’abdomen d’un homme mort, l’abdomen d’un homme assassiné. Car, sur le blanc de sa chemise froissée et sortie furieusement du pantalon, s’épanchait une rivière de sang. Car, sur le blanc de ce torse aperçu sous le tissus imbibé, s’exprimait la rage fulgurante de dix-sept coups de couteaux. Elliott assistait à cette scène avec un effroi grandissant, grandissant comme un monstre au creux de ses entrailles. La fièvre gonflait sa poitrine et faisait transpirer son corps transi ; son estomac retourné hurlait une envie irrépressible de dégobiller tout ce qu’il contenait, mais sans jamais parvenir à atteindre l’inconsciente conscience de l’adolescent. Il ne vomirait pas. Jamais. Mais le sol sous ses pieds tanguait dangereusement, tandis que son corps retombait à genoux aux côtés du cadavre. Et alors, sa mémoire commença à se perforer, à se rouler en boule sur elle-même, à s’emmêler, s’effriter, s’envoler. Toutes les images, toutes les couleurs, toutes les odeurs et les sons tournoyaient sous ses yeux comme un magnifique mais cataclysmique kaléidoscope. Il entendait vaguement près de lui une femme hurler, une autre pleurer, ou peut-être était-ce une femme et une seule qui déchirait la monotonie et le chaos du silence. Il ne voyait que confusément ses doigts se noyer dans ce sang encore chaud et palpitant, le sang de cet homme au corps sans coeur, il en humait avec terreur le parfum métallique et rouillé ; il défaillait. Et dans sa tête, dans son coeur, sur le bout de langue ne résonnait qu’un mot, un seul. Olga.

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Il est onze heures du matin, une brise fraîche et légère enveloppe le cimetière et ses âmes en peine. Autour d'un cercueil de bois verni, une foule de tissus noirs s'épanche, se répand en larmes salées et discours éloquents. Des enfants hoquettent, la tête enfoncée dans le ventre tremblant de leur mère; des mères hurlent en silence, luttant pour que leurs jambes chagrines ne se brisent pas devant leur mari; et des maris plissent les lèvres, ravalant ces milliers de sanglots qui leur tranchent la gorge, pour ne pas perdre la face. La densité de l'éclat automnal se mêle à celle du deuil, l'odeur des fleurs autour du défunt et sur les tombes voisines se mêle à celle de la mort. Il est onze heures du matin, Dean Murray est mis en terre.

 

Au plus près du cercueil se tient une femme, c’est Olga la brune, celle qui enterre son second mari ; et au plus près de cette femme se tient un homme. Elliott. Planté dans l’herbe boueuse et trempée, il regarde sa sœur d’un œil sinistre ; le visage de pierre de cette veuve lui électrise les entrailles, lui glace le sang. Car ce visage a la saveur d’une trouble sentence et d’un dessein bien obscur. Il regarde cette femme comme un fantôme, un peu en retrait mais intensément présent, à l’affût du moindre geste, de la moindre manifestation d’une quelconque émotion. Mais rien. Rien que le silence de la mort. Rien que le poids du cri coincé dans sa gorge. Il n’entend qu’à peine le sanglot confus s’élevant de la masse éplorée car il n’en a que faire : seule Olga compte. Et son coeur dévoile un sentiment terrible d’impuissance, car il aurait tant aimé pouvoir l’arracher à cette existence amère et morbide qu’elle mène. Il n’attend pour cela qu’un signal, un plissement du menton, une larme. Mais rien. Rien car il le voit bien. Sa sœur n’est pas triste. Elle n’est pas triste car, encore une fois, elle ne ressent rien.

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